Kerala, entre la mer et les colines aux épices
Du 22 au 30 septembre,
On n'a pas changé de pays mais on a changé d'Etat. Lorsqu'on ne connaît pas on a tendance à imaginer l'Inde comme un grand pays homogène. Lorsque l'on se rapproche on se rend compte des incroyables différences entre les états et territoires qui le constituent.
Un exemple emblématique est la langue: il n'existe en Inde pas moins de 16 langues officielles. Cela peut paraître surprenant mais un habitant du Ladakh et un habitant du Kerala ont tout autant de mal à se comprendre qu'un Portugais et qu'un Suédois. Nous avons croisé des touristes indiens qui nous expliquaient que dans certaines régions, il étaient incapables de comprendre leurs compatriotes qui parlaient uniquement leur dialecte. En outre les Indiens ne parlent pas tous anglais, loin de là. C'est le privilège de la "middle" et "upper class". On comprend pourquoi les Anglais avaient imposé l'usage de leur langue: comment commercer dans ce pays où pas moins de 3000 dialectes sont pratiqués?
Ici, au Kerala, la langue officielle est le Malayalam, et nous sommes chanceux car le Kerala est l'un des Etat les mieux éduqués d'Inde et beaucoup de personnes parlent aussi l'anglais. Le Kerala a eu la particularité d'être dirigé depuis 1957 par des gouvernements communistes. Il est devenu l'Etat le plus socialement avancé d'Inde avec un taux d'alphabétisation supérieur à 90%, un taux de mortalité infantile cinq fois plus bas que la moyenne nationale, une espérance de vie de 10 ans supérieure à la moyenne indienne (73 ans contre 63 dans le reste du pays)... Nous avons trouvé ces chiffres dans des guides ou sur Internet, mais nous ressentons réellement cette différence dans notre parcours de voyageur. Les gens nous semblent plus ouverts, oserait-on même dire plus heureux, les richesses nous paraissent mieux réparties (pas d'opulence ostentatoire ni de profonde misère), nous n'avons pas vu de bidon ville dans le Kerala...
Nous prenons le petit ferry pour nous rendre à Fort Cochin. Beaucoup de jeunes indiens manifestent de l'intérêt et de la sympathie à notre égard. Pierre doit s'acquitter d'une séance photo (on devient des professionnels!).
Nous faisons nos premiers kilomètres dans la cité. C'est agréable, rien à voir avec Delhi. Propre, jolies maisons, végétation luxuriante et exubérante et peu de circulation, un rickshaw, une moto ou une chèvre par-ci par-là, beaucoup d'indiens à vélos. Pédaler à Fort Cochin est un régal. Nous trouvons un homestay où passer la nuit, encore une fois nous sommes surpris des égards de nos hôtes. La chambre, au prix pourtant modeste, est propre et joliment décorée, nous avons même une étagère avec des livres en anglais et en français et Ganesh et Parvathi pour veiller sur nous...
La vie semble facile ici. Le soir nous nous joignons aux promeneurs indiens sur le front de mer. Nous discutons avec des étudiants. Leurs questions nous amusent: ils nous demandent entre autres si nous sommes mariés (ce à quoi nous avons pris l'habitude de souvent répondre oui par facilité) et s'enquièrent alors de savoir s'il s'agit d'un "mariage d'amour". L'un des étudiants, va se marier bientôt, mais, comme le plus souvent en Inde, son mariage a été arrangé par les familles.
Nous achetons à des pêcheurs une poignée de crevettes et deux belles dorades. Nous nous rendons dans un petit restaurant où on nous les cuisinent. Un festin!
Le lendemain nous consacrons la journée à visiter la ville en vélo. Nous pédalons jusqu'au quartier de Mattancherry. Nous longeons des canaux, des échoppes et entrepôts d'épices.
Juifs, chrétiens, musulmans, hindous. Nous nous arrêtons dans de nombreux édifices de toutes religions.
Rien à voir avec les lieux, historiques et souvent mortifères que l'on visite en Europe. Nous sommes surpris ici par la vivacité et la création religieuse. Comme la végétation la religion est florissante. De nombreuses sectes, gurus et temples en tout genre se développent.
Nous quittons à regret Cochin, et sa douceur de vivre.
Pendant quatre jours nous remontons le long de la côte. Nous interrompons souvent notre course pour traverser des bras de mer ou des canaux en empruntant de petits bacs pittoresques.
Une route principale, la n°17, suit cet itinéraire, mais nous l'évitons souvent, préférant les petites routes secondaires le long du littoral. Nous nous perdons parfois dans un dédale de petit chemins entre les cocotiers, rencontrons des pêcheurs qui semblent vivre en Robinsons sur une île. Nous avons beau être hors des sentiers battus, la côte du Kerala est densément peuplée et il n'est par exemple pas envisageable de poser un bivouac. Je me souviens de toute une après midi où il était impossible de trouver un endroit à l'abri des regards pour aller aux toilettes au bord de la route. En moins de deux minutes à chaque arrêt, se formait invariablement un petit groupe de curieux!
Tentative d'ascension d'un cocotier (il est équipé!) / Rencontre près d'une plage
Traversée d'un bras de mer
Nous ne nous préoccupons pas trop de notre ravitaillement, sachant que nous trouverons partout facilement un petit resto-route (ici ça ne s'appelle plus "dhaba" mais "hotel") où manger pour une poignée de roupies un délicieux thali. Pour dormir c'est plus difficile car il nous faut impérativement rejoindre une ville de taille moyenne ou un endroit touristique pour trouver une petite chambre dans un "lodging" ou une guesthouse. Les jours ont raccourci et la nuit tombe désormais aux alentours de 18h30. Un soir nous avons dormi sur l'île de Vypeen, près d'une plage. Nous avons observé de jeunes indiens se baigner. Pudiques, les femmes gardaient leur sari pour s'ébattre dans l'eau. Aussi curieux que cela puisse paraître, nous ne nous sommes pas baigné une seule fois alors que nous roulions près de la côte. La mer sombre de l'Océan Indien, jamais très belle, ne nous y a pas incité. Un autre soir, nous avons dû rallonger notre étape d'un sprint d'une dizaine de kilomètre pour atteindre avant la nuit Guruvayur. Nous avons appris que cette ville est un important lieu de pèlerinage hindou. Le temple de Sri Krishna qu'elle abrite est l'un des plus célèbre du Kerala, mais sa visite est malheureusement exclusivement réservée aux hindous. Nous nous sommes donc contentés d'admirer de l'extérieur son éclairage exubérant. Dans la rue, je ne suis pas très attentive, je sens une énorme masse noire me frôler. Je fais un bond: c'est un éléphant qui a failli m'écraser, il circulait sur la chaussée, tranquillement guidé par son cornac. C'est le premier que l'on rencontre.
Sur la route nous prenons l'habitude des interviews. Beaucoup d'indiens nous arrêtent pour nous poser des questions, toujours les mêmes: "What is your name?", "Where are you from?", "Where are you going?" et, pour les plus curieux, "What is your job?" et "Are you married?". Souvent sur la route les scooters et les motos ralentissent et nous soumettent à un interrogatoire tout en roulant à notre hauteur! Parfois nos réponses sont mal comprises:
- "What is you name?"
- "Anne-marie"
- "Mary, where are you from?"
- [lassée de répondre un banal "France" et voulant impliquer mon interlocuteur] "Try to guess!"
- "Portugese! and what is your job?"
- "I worked in a meteorological center"
- "Oh, a call center, nice!"
Voilà, pour cet Indien je suis Mary, la portugaise qui travaille dans un centre d'appel.
Un jour, par hasard sur la route, nous nous faisons inviter à assister au spectacle de début d'année d'un établissement scolaire, des chants et danses traditionnels sont interprétés par des adolescents. L'un des organisateurs tient absolument à ce que nous intervenions, ne pourrait-on pas chanter? Nous ne nous sentons pas vraiment capable d'être de bons ambassadeurs de la France dans ce domaine et Pierre se contente de répondre à une nouvelle interview. Ils veulent surtout savoir ce que nous pensons du Kerala. En répondant que nous trouvons les Kerali très accueillants et chaleureux Pierre reçoit les vivats de la foule!
Spectacle sur la route
L'ambiance sur la route qui était jusque là bonne enfant devient plus tendue. A partir du village de Tirur, nous traversons une zone à majorité musulmane où la population semble moins éduquée (en tout cas plus personne ne parle anglais). Des hommes m'adressent quelques remarques ou regards peu agréables. Nous nous faisons importuner par des enfants au point de manquer de chuter dans le fossé, et quand nous essayons de leur faire comprendre notre mécontentement, nous sentons grossir autour de nous une foule de locaux hostiles à notre égard et préférons faire profil bas et déguerpir. Nous nous arrêtons un peu plus loin, discrètement derrière un muret, pour permettre à Pierre de régler son frein qui frotte depuis notre mésaventure avec les enfants. Mais des jeunes viennent roder autour de nous, veulent toucher au vélo et intervenir dans la réparation. Un d'entre eux, profitant de la confusion essaient de fouiller une de mes sacoches et se fait frapper violemment par son aîné. D'autres jeunes arrivent, sans doute pour le défendre. Pierre renonce à régler son frein et nous fuyons rapidement pour éviter de nous trouver mêlés à une bagarre générale. Nous sommes contraints de nous arrêter dormir dans la petite ville suivante. Nous ne nous y sentons vraiment pas à notre aise après les épisodes de l'après-midi. Nous nous remettons de nos émotions en achetant quelques pâtisseries. Les musulmans préparent de bien meilleures sucreries que les hindous, en revanche la communication est parfois plus difficile. Un homme aborde Pierre de manière très amicale. Nous sommes cependant atterrés par les questions qu'il lui pose: quel est le métier de son père? Est ce que je suis sa femme (car il ne m'adresse évidement pas la parole) et est ce que mon père et vivant. Nos mères ils s'en fout royalement, qu'elles travaillent ou qu'elles soient mortes. Pour finir en beauté notre réchaud fait des siennes et nous passons la soirée à essayer de le désencrasser. La buse que nous avons abîmée est définitivement coincée et il ne marche plus.
Le lendemain nous roulons jusqu'à la grande ville de Calicut, où nous avons bien du mal à trouver une chambre: tout est plein car il y a un festival hindou en ce moment. Les temples sont illuminés et décorés de fleurs. Nous mangeons des massala dosas et du chilli prantha dans une cantine bondée. Sur notre table de six personnes, les voisins se succèdent. Les indiens mangent à une vitesse impressionnante, au moins trois fois plus vite que nous, à chaque repas, nous avons le temps de voir défiler trois groupes de convives.
A partir de Kalicut, nous quittons la côte et pénétrons dans les terres. Direction la zone naturelle du Wyanad et le Karnataka. La route est assez fréquentée et vallonnée. Nous avions prévu de rejoindre Kalpetta située à 63 km de là en une journée. L'étape semblait modeste. Ce que nous n'avions pas prévu, et ne pouvions pas voir sur notre carte, c'est que pour parvenir à Kalpetta il faut franchir un "ghat". Littéralement, en Inde, les ghats sont les marches des escaliers qui permettent l'accès aux rivières. Par extension, un ghat désigne aussi un chaîne de montagne qui borde l'ocean. Certes ce n'est pas un col himalayen mais le ghat surprise du Kerala en fin de journée c'est sacrément difficile à avaler. Il n'y a plus une seule habitation, la montée se fait en forêt, et le soleil se couche. Nous nous rendons compte que nous n'arriverons pas à atteindre Kalpetta avant la nuit et nous ne savons pas quand s'arrêtera cette interminable "marche". Beaucoup d'indien nous prennent en photo. Nous sommes l'attraction touristique; bien plus amusants et exotiques que les nombreux singes en bord de route à qui ils lancent des cacahuètes. Certains, sympas, nous encouragent, d'autres veulent nous interviewer. Nous avons même droit à des applaudissements au sommet. Mais nous sommes loin de nous réjouir. Il fait presque nuit, pas très chaud, et une pluie fine commence à tomber. Par chance, après quelques kilomètres dans l'obscurité nous trouvons une petite chambre.
Le lendemain nous découvrons notre nouvel environnement. Nous sommes désormais sur un plateau à 1000 mètres d'altitude, la végétation a complètement changé. La journée du lendemain nous roulons parmi les plantations de thé et les forêts de poivriers.
Dans la soirée nous entendons d'étranges cris d'animaux. Nous ne sommes pas mécontents de ne pas camper.
Demain nous traversons le "sanctuaire de la vie sauvage" et nous quitterons le Kerala.