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La croisière s'ennuie...

Du 18 octobre au 2 novembre,

Le navire porte conteneurs sur lequel nous embarquons se nomme CMA CGM Coral, il n'a même pas un an. Il mesure près de 400m de long et 30m de large. Chargé, il s'enfonce de jusqu'à 12 mètres sous les flots. Il peut transporter jusqu'à 4100 conteneurs. Il effectue la route Europe Inde : Le Havre, Malte, Jeddha, Jebel Ali, Karachi, Nava Sheva, Mundra, Djibouti, Jeddha, Malte, Tanger, Gibraltar, Southampton, Hambourg, Anvers, Le Havre. A bord, 21 membres d'équipage de quatre nationalités, croate, roumaine, chinoise et philippine et 2 passagers (c'est nous!). Bien que la compagnie soit française, le pavillon du bateau est anglais (car c'est une banque anglaise qui l'a financé) et donc, officiellement, à son bord nous sommes chez nos amis britanniques.
 
Une compagnie française, un navire anglais, un équipage croato-romano-chino-roumain et des escales de moins d'une journée en Inde, à Djibouti et en Arabie Saoudite... Dans quel pays fallait-il classer cet article? Finalement, nous sommes dans un monde à part: celui des cargos.
 
 
Il est beau notre bateau!
 
 
Nous pourrions diviser le navire en trois zones de travail : le pont, la salle des machines et le pont supérieur.

Sur le pont, il n'y a au travail que des Philippins. Au port, ils aident les dockers qui montent à bord à détacher les conteneurs que les grues déchargent et à attacher les nouveaux chargés. Ce travail peut se faire 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 : si on arrive au port le soir, il faut travailler la nuit. Lorsqu'on navigue, ces marins philippins astiquent le pont ou font des travaux d'entretien tels que des raccords de peinture. Au bout du pont, tout à l'avant du bateau, il y a un grand atelier: l'atelier du bosco (c'est le marin qui encadre l'équipage). Nous y passerons deux journées à refaire une jeunesse à nos vélos, profitant de tous les outils gracieusement mis à notre disposition.
 
 
 
Les conteneurs du pont supérieur
 
 
La salle des machines occupe une partie de la coque. C'est le royaume de quelques techniciens philippins et du chef ingénieur croate, Jozo, 40 ans de mer, c'est surement son dernier voyage. Dans cette antre bruyante, on trouve le moteur à 8 cylindres dont les pistons doivent bien mesurer un mètre de diamètre.
 
 
Le moteur dans son ensemble / L'arbre vers l'hélice
 
 
 
Jozo me livre un secret du bateau et à gauche, un piston du moteur

 
Mais, il y a aussi tout un tas de systèmes annexes : 3 groupes électrogènes pour fournir de l'électricité notamment quand nous sommes à quai, un système de traitement des eaux usées, un système de filtrage mécanique et centrifuge du fuel et un système de désalinisation de l'eau. Basiquement, ce désalinisateur se sert de la chaleur du moteur pour faire s'évaporer l'eau de mer, un peu plus loin, elle se recondense et magie, le sel à disparu. Est-ce si simple? En tout cas, c'est comme ça qu'on nous l'a décrit. Au sortir de l'appareil, l'eau est théoriquement potable même si sur ce bateau, nous buvons de l'eau en bouteille. Apparemment, sur d'autres navires, ils la consomment.
 
 
 
Le désalinisateur, ça décoiffe!
 
Dans un coin de la salle des machines, se niche le minuscule atelier de l'électricien, Ibiza, croate, la trentaine. C'est un électron libre qui s'occupe de tout ce qui touche à l'électricité dans le bateau : maintenance de l'installation électrique bien sûr (nous n'avons pas trop saisi pourquoi mais il y a des transformateurs qui font monter la tension jusqu'à 6000 volts), vérification des branchements des conteneurs réfrigérés (qui peuvent contenir de la viande congelée, des médicaments...), réparation d'un système électronique de navigation défectueux (ou même d'un grille pain court-circuité de la cuisine!)...
 
 
Dans la salle des machines, de l'ail et une croix, les marins restent superstitieux
 
Sur le pont supérieur, on s'active à la navigation. Le capitaine, croate, et 3 officiers, l'un roumain, l'autre croate et le troisième philippin, se relaient à la barre. Cette pièce a une certaine ressemblance avec une tour de contrôle : la vue, le meuble sur lequel sont installés trois radars, des écrans partout, des téléphones, la radio et des cartes qui trainent derrière.
 
 
Le poste de conduite et au centre la barre pour piloter manuellement
 
 
Les cartes

 
Pour le départ et l'arrivée au port, un pilote (employé du port qui connaît parfaitement la zone) monte à bord et collabore avec le capitaine pour ces manœuvres délicates. Près du quai, deux autres bateaux viennent nous aider, selon le cas, ils nous poussent ou nous tirent.
 
 
Nous avons besoin de son aide, à l'arrivée et au départ

 
Sous le pont supérieur, 7 étages où l'on trouve des cabines, 2 salles à manger et 2 salles de récréation ; on ne mélange pas les officiers et les autres. Nous, nous sommes considérés comme des officiers, nous mangeons de la cuisine européenne sur des nappes blanches, 2 fourchettes, 2 couteaux et une grande cuillère sont disposés autour de notre assiette. Nous avons droit à la salle de récréation verte avec télé, lecteur de DVD, micro chaine, table d'échec et bar (seulement le meuble, tristement vide, pas d'alcool à bord). La salle de repos des Philippins est rouge, plus petite avec le même matériel hifi, leur salle à manger est expurgée des flons flons, ils mangent de la cuisine philippine et ça a l'air rudement bon. On trouve aussi dans ce bateau une piscine de 2,5 mètres sur 2,5 mètres, vide, et une salle de gym avec un rameur (on ne peut plus le voir en peinture), un vélo d'appartement (au cas où cela nous manquerait de pédaler) et une table de ping pong.
 
 
 
Le rutilant couloir de notre cabine / La vue de notre hublot
 
 
 
Bon appétit!

 
Maintenant venez donc faire  un tour dans notre cabine. Un grand bureau, un petit frigo, un fauteuil, une table basse, une petite salle de bain, un grand lit derrière un bout de cloison et trois fenêtres avec vue imprenable sur la mer. Nous y passons beaucoup de temps : lecture, mise à jour du site internet, spider solitaire...
 
 
Encore notre cabine, et oui, nous y avons passé du temps

 
J'espère que mon récit a été ennuyeux car je voulais vous faire partager l'ambiance de ce bateau que le chef ingénieur a qualifié de "prison flottante". Ce sympathique francophone regrette le temps où le bateau restait plusieurs jours au port. A 18h, le travail était terminé et les marins descendait en ville et connaissaient ainsi  un peu tous les ports du monde. Maintenant, les ports pour porte conteneurs sont isolés, presque toujours à plus de 50 kilomètres du centre, on ne reste à quai qu'une dizaine d'heures et il y a du boulot. En mer, le soir, chacun reste dans sa cabine, la salle de gym est désespérément vide, nous aurions pu croire qu'elle nous était réservée. La salle de récréation des officiers, elle sert environ un soir sur deux : le capitaine et le chef ingénieur y regardent un film d'action. Jozo nous confie qu'il ne comprend pas ce qu'ils font tous enfermés dans leur cabine avec leur ordinateur portable; la sienne, elle est toujours ouverte. Enfin, il est content que ce soit son dernier voyage et c'est la deuxième personne qui nous dit qu'il a fortement déconseillé son métier à son fils. Ibiza, le jeune électricien nous a dit tout net que personne ne monte plus maintenant sur un bateau par passion, lui, c'est pour le salaire qu'il est là. Selon Viola, le second officier roumain, notre voisin de table avec qui nous avons beaucoup discuté, l'ambiance sur le bateau dépend beaucoup du capitaine. C'est lui qui décide de remplir la piscine, d'organiser un barbecue... En fait tout doit passer par lui. Même quand Anne-Marie a fait un gâteau aux poires pour l'équipage, le cuisinier a dû demander la permission au premier officier qui a demandé au capitaine.
 
 
Préparation du gâteau au poire, avec la bénédiction du capitaine bien sûr! 

 
Viola nous explique que de temps en temps quand ils jetaient l'ancre en pleine mer, si le capitaine était d'accord, ils pouvaient se baigner, de préférence quand il n'y avait pas de requin. Et il n'est pas rare de s'arrêter aux milieu des flots, les ports ne sont pas si grands et nous avons dû deux fois attendre notre tour au large. On aurait adoré faire cette expérience, mais pas de bol, au cas où on ne l'aurait pas compris tout seul, on nous a bien fait comprendre que le capitaine, il n'est pas commode. Il est plutôt craint que respecté. Toujours près à faire une remarque cassante, jamais un mot gentil ; le cuisinier fait bien la cuisine, "évidement, c'est son boulot". Dès le deuxième jour, il nous a renvoyés vertement du pont supérieur d'où l'on voulait observer le départ de Nava Sheva (on était pourtant montés là suivant les conseils du premier officier). Pour adoucir un peu ce portrait, je dois avouer qu'il m'a surpris quand il m'a demandé l'avant-veille de notre arrivée à Malte de le suivre dans sa cabine pour nous offrir une bouteille de Bordeaux. L'homme dur et fermé aurait-il une face plus conviviale... Nous l'avons dégustée le dernier soir avec les officiers. Ça nous a un peu agacé de devoir respecter ces convenances qui divisent le bateau en classes.
D'ailleurs, il n'est pas si facile que ça de discuter avec les Philipins qui restent beaucoup entre eux. Notre statut de "pseudo officier" fait qu'ils ne nous parlent pas librement. Heureusement, nous avons nos entrées à la cuisine. Dans la description du bateau, je n'ai pas parlé de ce coin que nous affectionnons. Bien équipée, moderne, deux Philipins s'y activent : Rodrigo, le cuisinier, toujours en train de rigoler, aimant mitonner de bon petit plats, il prépare tous les jours 23 couverts avec 2 menus différents et Rey, le messman, souriant, attentionné, il remarque les habitudes des convives et s'y conforme avec délicatesse.
 
 
Le sympathique chef cuisto, Rodrigo

 
Comme tous les Philipins, ils ont un contrat de 9 mois de travail et 3 mois de repos mais eux deux travaillent tous les jours pendant ces 9 mois! Ça les fait un peut grincer des dents car ils savent que les officiers européens eux, travaillent 4 mois et rentrent 2 mois à la maison. Deux statuts différents sur un même bateau, nous avons du mal à croire que c'est légal. C'est une bonne façon d'unir le personnel, bien joué la CMA CGM! Rey nous a aussi expliqué qu'on pouvait parfois les rappeler sur le bateau après un mois de repos  chez eux seulement, et ils n'avaient pas intérêt à refuser si ils ne voulaient pas qu'on les laisse sans embarquement pendant une année. On a honte qu'une florissante entreprise française (liberté égalité fraternité!) puisse employer des gens dans des conditions pareilles. Neuf mois, 10 heures par jour et 7j/7, ne serait-ce pas une forme d'esclavage moderne? Ceci dit, Rey nous explique aussi que travailler sur ce bateau lui permet de gagner 3 fois plus que s'il faisait le même métier aux Philippines sans avoir à se préoccuper ni de sa nourriture, ni de son eau potable et de faire vivre correctement sa famille... Beaucoup de philippins aimeraient être à sa place: triste constat. On connait le mécanisme des délocalisations. Les entreprises profitent des différences de niveau de vie entre les pays. On en vit ici plusieurs, en direct, le cargo a été en quelque sorte délocalisé aux Philippines, en Croatie, en Roumanie et en Chine. C'est une face bien laide de notre société mondiale. En Inde nous avons vu des enfants travailler, des travailleurs précaires (et c'est un euphémisme), sur le cargo nous voyons une entreprise riche qui se sert de cette pauvreté. C'est peut être encore plus écœurant.
 
Pour tout le monde -dans cette entreprise qui monte et va bientôt surement passer au deuxième rang mondial pour le transport de conteneurs- la tendance est au nivellement vers le bas. Jozo nous a expliqué que la CMA CGM avait supprimé une prime de 600 dollars à tous les capitaines (qui sont payés 5000 dollars) en leur précisant que s'ils protestaient, des chinois étaient prêts à les remplacer pour 1500 dollars mensuels. Les capitaines n'ont rien dits mais la compagnie a commencé à former des Chinois. Deux jeunes cadets chinois sont en stage sur le bateau, l'un sur le pont supérieur et l'autre en salle des machines. Nous les croisons dans la salle à manger, ils sont discrets mais sympathiques. Ce mécanisme de changement de nationalité s'est déjà produit pour les non officiers; seuls les Philipins acceptent maintenant les conditions de travail proposées.
Rodrigo nous explique qu'avant, sur un navire de cette taille, il y avait un chef cuisinier et un second. Ainsi, ils pouvaient se dégager des jours de repos. Viola nous dit qu'auparavant, il y avait un officier supplémentaire qui s'occupait des papiers. Maintenant de la paperasse, il y en a de plus en plus et l'officier supplémentaire a été supprimé.
 
Ils doivent rédiger de nombreux rapports notamment pour justifier tout ce qu'ils dépensent. Le chef ingénieur nous explique qu'il est noté en fonction de différents paramètres concernant la salle des machines tels que la facture carburant. Il faut savoir que quand on est près de l'Europe ou des États-unis, le navire utilise un carburant moins polluant mais plus cher. Alors, pour améliorer sa note, Jozo nous avoue qu'il retarde le changement de cuve, prenant le risque d'être hors la loi... Système pervers ou le choix se fait entre une mauvaise note et une éventuelle amende voire un emprisonnement si son carburant trop sulfuré est détecté par un avion de contrôle. De la paperasse, ils en font aussi pour les ports. En Arabie Saoudite, lors de l'escale de Jeddha, ils leur a fallu remplir des tonnes de justificatifs et de dérogations juste pour deux conteneurs de rhum. Ces musulmans-là ne plaisantent pas avec l'alcool, ils ne plaisantent pas non plus avec la pornographie. On nous a prévenu que si nous avions des film pornos, ils fallait les mettre sous clefs, dans la "bandit room" pendant l'escale à Jeddah. Nous risquions une amende s'ils en trouvaient lors d'un contrôle. Presque tous les officiers nous en ont parlé, à croire qu'ils ont été déçu qu'on n'en ait pas pour enrichir leur collection.

A Djibouti, le risque, c'est les passagers clandestins: toutes les portes vers l'extérieur doivent restées fermées à clef. Lors de leur dernier passage, deux ont été retrouvés dans l'atelier. Enfermés dans une cabine durant le reste du voyage, ils ont ensuite été livrés aux autorités anglaises.
 
Durant la traversée nous sommes passés par le golfe d'Aden. Les pirates sont pris très au sérieux. Dans la zone à risque, les moteurs étaient à pleine puissance, nous avancions à 25 nœuds (45km/h environ). Deux marins sont postés de chaque côté du pont supérieur et scrutent l'horizon. Nous avons emprunté l'IRTC (Internationnaly Recommended Transit Corridor), petite ligne de mer "sécurisée" de 15 km de large, où patrouillent des navires de guerre auxquels il faut reporter régulièrement notre position.
 
 
On devine le corridor recommandé pour éviter les pirates

 
Un des grands moments de ce voyage en cargo a été la traversée du canal de Suez. Nous sommes arrivés le soir à Port Suez, l'entrée côté mer Rouge, et avons jeté l'ancre. Dans le canal, il est impossible de se croiser, sauf à un endroit. Des convois de navires porte-conteneurs sont donc organisés dans un sens puis dans l'autre. La traversée dure 12 heures. Sur le bateau, tout l'équipage était excité. Tout le long, le paysage sur les berges évolue : petites montagnes, villes, dunes, pêcheurs,... Nous avons l'impression de faire du cabotage! Voire même, par moment, selon Anne-Marie, d'être dans un tank, quand le canal est étroit et que par le hublot, nous voyons les dunes de sable. Des deux côtés, c'est l'Egypte. A un moment, nous passons sous le grand pont Mubarak pour la paix qui enjambe le canal et rejoint la péninsule du Sinaï. Lorsque nous avons approché de la Méditerranée, le temps s'est gâté, la température a chuté et il s'est mis à pleuvoir : brutal changement de saison. Nous n'aurions pas pensé que c'est en Méditerranée que le navire commencerait à tanguer légèrement. Cette arrivée dans la grande bleue nous a ému, sensation de revenir dans un endroit connu. Là-bas, à l'autre bout, n'est-ce pas Marseille qui trempe ses pieds?

Enfin, nous, c'est à Malte que l'on descend et le plus tôt sera le mieux car les activités sont rares sur ce raffiot un peu déprimant.
Pour fêter notre départ nous avons offert une tournée de bière et de noix de cajou à tout l'équipage. Attention d'autant plus appréciée par l'équipage que l'alcool n'est toléré sur le bateau que pour les occasions spéciales.
On a eu le temps d'astiquer les vélos, ils sont fringuants et piaffent d'impatience dans l'atelier du bosco.