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Deux vélos dans la brousse

Du 21 novembre au 5 décembre,

Nous débarquons à l'aéroport de Bamako à 2h30 du matin. Nous passons le reste de la nuit à remonter et à régler les vélos, auxquels on avait enlevé le dérailleur et la chaîne. Pas réveillés ça prend encore plus de temps. On nous met dehors car l'aéroport ferme entre 4h et 6h du matin. Il fait encore nuit, l'air vibre de chants de criquets. A l'aube, des employés de l'aéroport nous abordent de manière très amicale.
C'est donc après une nuit blanche que nous enfourchons nos montures pour nous rendre à Bamako, à une dizaine de kilomètres de l'aéroport. Nous pédalons dans la brume sur une route rectiligne. Les odeurs sont nouvelles, différentes. Il y a beaucoup de fumée. Avant d'atteindre le centre ville nous traversons le majestueux fleuve Niger. Nous ne sommes plus habitués aux fleuves naturels, laissés libre de divaguer, non calibrés et non bétonnés. Nous observons en passant des jardins sur les terrasses alluviales et des pêcheurs qui naviguent en pirogue sur les eaux boueuses pour ramener des capitaines, le poisson régional.
La traversée de la ville nous est très pénible: circulation, bruit, fumée. Nous passons par le grand bazar, bondé de monde. Kati, la petite ville où nous devons être hébergés par Bonnie se situe à 10 kilomètres de là. Épuisés, nous nous arrêtons dormir sur un banc du musée national pendant une heure, un petit répit avant de commencer la montée vers Kati sous le soleil brûlant. Comme nous manquons de sommeil elle nous parait interminable. Enfin nous retrouvons Bonnie et Yan. Ils sont tous deux américains et volontaires dans une école communautaire mise en place il y a dix ans par deux femmes, Maria, une malienne et Debby, une américaine. Bonnie habite dans une maison propre et équipée à l'occidentale. Pour l'atteindre, il faut quitter la route bitumée pour descendre un petit chemin de terre ocre où poussent de grands manguiers (la saison des mangues c'est juin, dommage). Nous y sommes accueillis chaleureusement. Bonnie était ingénieur en travaux publics aux Etats Unis; après dix ans de travail dans un bureau elle a décidé de consacrer son énergie à l'aide au développement et est partie enseigner les maths et la physique dans un petit village de Guinée. Elle coordonne désormais au Mali, à Kati, la formation des enseignants de l'école communautaire. Nous sommes admiratifs de son dévouement. Elle possède une motivation à toute épreuve mais aussi un recul très critique sur l'aide au développement. "On y consacre beaucoup d'énergie depuis longtemps, et pourtant ça marche mal, je voudrais comprendre pourquoi", selon elle, si l'ONG s'en va, l'école fermera, faute de prise en main locale.
Le soir nous discutons dans la cour avec Bonnie, Yan et un des enfants de Maria, étudiant à l'université de Bamako. C'est comme ça en Afrique, après le coucher du soleil on se réunit pour la veillée, on profite de la fraîcheur et de l'intimité de la nuit pour échanger. Nous parlons du système éducatif au Mali. Le choix de la langue à enseigner est problématique: doit-on valoriser les langues nationales ou développer le français, la langue coloniale? C'est un problème que l'on rencontre dans tous les pays anciennement colonisés. Le compromis qui a été adopté au Mali est le suivant: à l'école primaire les enseignements sont dispensés pendant les 2 premières année uniquement dans la langue maternelle (qui peut être le bambara, mais aussi  le bozo, le dogon, le peul, le soninké, le songoy,...selon les régions). Progressivement les enseignements sont ensuite donnés en français: 25% à partir de la troisième année, 75% en quatrième et enfin 100% à partir de la cinquième. C'est un système un peu bancal: beaucoup d'enfants n'arrivent pas à intégrer le français et il est difficile d'apprendre à lire dans les langues maternelles puisque ce sont essentiellement des langues orales. Il n'existe pas de livre en bambara par exemple, c'est seulement récemment que des livres scolaires on "écrit" cette langue. Autre problème: la rémunération des enseignants. C'est un des métiers les plus mal payés selon Bonnie. Aussi, les professeurs exercent leur métier souvent par défaut et sont contraints de rechercher d'autres activités plus lucratives. Bonnie nous expliquent que certains d'entre eux écrivent la leçon au tableau puis abandonnent les élèves pour aller gagner un peu d'argent ailleurs!
Nous parlons aussi de l'université, l'étudiant malien, avec humour et dérision, nous en brosse un portrait assez noir. Les diplômes s'achètent et n'ont en conséquence aucune valeur. Les professeurs pour arrondir leurs fins de mois donnent des leçons privées et vendent le polycopié de leur cours. L'étudiant qui achète le polycopié est assuré d'atteindre la moyenne à l'examen, etc. La corruption est même entrée à la fac. Les dirigeants, quant à eux, envoient leurs enfants à l'étranger.
Avant de partir, Bonnie nous fait visiter l'école communautaire de l'ONG. Elle nous prévient qu'elle est loin de ressembler aux autres établissements que nous rencontrerons au Mali: ici les classes ont un effectif raisonnable (une trentaine d'élèves) et tous les élèves ont leur livre. Pendant son volontariat en Guinée dans le Peace Corps (en français "Corps de la paix", une agence du gouvernement des États Unis qui  envoie des volontaires un peu partout dans le monde) elle devait essayer d'enseigner à plus de cent enfants en même temps. Dans l'école communautaire, l'enseignement va de la 1ère à la 9ième (ce qui correspond à notre CP et notre 3ième respectivement). Tous les enseignants nous reçoivent avec chaleur et nous invitent à assister quelques minutes à leur cours. Ce ne sont pas tous des professionnels: il y a un étudiant qui enseigne les langues, un volontaire les mathématiques, un professeur à la retraite qui gagne un peu d'argent en continuant à enseigner le français...
Après cette visite, instructive, nous enfourchons nos vélos. L'itinéraire est prêt: cap à l'Ouest vers le Sénégal. Nous n'allons passer par aucune des zones touristiques du Mali: nous ne verrons pas Tombouctou, ville mythique du désert, capitale intellectuelle et religieuse aux XVe et XVIe siècles grâce notamment à la medersa (université coranique) de Sankoré, nous n'irons pas à Djenné qui abrite la plus grande mosquée en banco du monde, nous n'irons pas en pays dogon sur les traces de Marcel Griaule et de tant d'autres voyageurs qui se sont intéressés à cette ethnie fascinante. Malheureusement, toutes ces destinations nous auraient obligés à rebrousser chemin où à prendre un bus et un guide. Puis il est vrai que l'on a pas tant envie de faire du tourisme que de découvrir la vie quotidienne du pays, de laisser l'inconnu et l'anonyme nous surprendre.

Sur le tronçon Bamako-Kita la route est goudronnée et relativement plate, c'est facile. Nous avançons dans des paysages de brousse qui ne nous sont pas familiers, mais qui le deviennent vite. La route traverse des villages avec leurs cases en banco, leurs ânes et leurs troupeaux de chèvres, leurs enfants joyeux et turbulents en guenilles. Les adultes, assis sous des arbres en bord de route nous saluent. "Inichié"! Nous savons dire bonjour en bambara, c'est le minimum.
La route est en parfait état et ce n'est pas le trafic l'usera: nous croisons un camion toutes les heures environ; plus régulièrement des carrioles tirées par des ânes, que nous doublons, quelques bicyclettes et enfin des marcheurs. Les femmes avancent un bébé accroché dans le dos et des paquets sur la tête. Nous sommes surpris par le nombre de kilomètres que les gens parcourent ici à pieds. Personne n'a de voiture particulière dans les villages, seulement un vélo ou au mieux une mobylette. Les femmes ne font pas de bicyclettes, alors qu'elles sont souvent très chargées. Ce n'est pas dans les habitudes et il y a une vieille croyance selon laquelle une jeune fille peut perdre sa virginité en faisant du vélo.

 

 
Pause à l'ombre entre Kati et Kita, le trafic se résume à une chèvre

 

 
Route Kati/Kita, seulement des vélos sur la route

 

 
Route Kati/kita: une carriole

 

 
Sur le bord de la route Kati/Kita, des marcheurs

En milieu de journée, nous croisons aussi des essaims d'écoliers, à pieds ou a vélo, qui rentrent manger à la maison le midi et repartent à l'école pour 14 heures. Entre la maison et l'école il y a souvent plus de 5km, quatre trajets par jour, ce qui fait au moins 20 km dans la journée pour ces petits mollets!
Sur la route je discute un long moment avec un jeune collégien en neuvième. Il va passer le DEF (l'équivalent de notre brevet) à la fin de l'année. Curieux, il veut absolument nous inviter chez lui: "tu va venir loger chez moi". Finalement nous nous arrêtons un moment dans la cour de sa maison, installés sur des petites chaises en bois. Il nous dit avec fierté que son père travaille pour l'Etat dans la CMDT (Compagnie Malienne pour le Développement du Textile). C'est la compagnie nationale, en passe d'être totalement privatisée, qui gère la production et la commercialisation du coton au Mali. Nous jetons un œil intrigué aux cahiers d'écolier de notre ami. Tous des petits formats, écrits au bic, de façon appliquée. Nous sommes impressionnés par la qualité de ses dessins de biologie: le criquet et toute une ribambelle d'autres insectes nuisibles pour les cultures africaines sont représentés et décrits minutieusement. Notre jeune ami aime l'école et nous dit qu'il est deuxième en composition. La composition c'est l'examen trimestriel au Mali, qui aboutit à un classement. Lorsque nous le quittons, il est très déçu que nous ne mangions pas avec lui. Je lui souhaite un avenir à la hauteur de ses qualités humaines et de son ouverture d'esprit, ce petit collégien si sympathique rencontré sur la route.
La soir arrive. Où va-t-on dormir? Nous passons un tout petit hameau et recherchons un bivouac à l'écart de la route. Nous nous avançons dans le bas côté mais reculons aussi vite: une grosse bête vient de déguerpir entre les herbes. C'est un peu trop touffu pour s'aventurer là... nous décidons de retourner au hameau et de demander aux villageois de planter notre tente à proximité des habitations. C'est plus sûr.
Lorsque nous demandons au premier habitant de nous installer pour la nuit près de sa maison la réponse est simple et évidente: "Pas de problème!", c'est comme ça en Afrique. Nous allons monter la tente à quelques mètres plus loin, sur un terrain défriché, mais il vient nous chercher et nous invite à nous installer juste devant chez lui, comme ça on ne risquera rien pour les serpents nous assure-t-il. Il nous prête même un marteau pour planter nos sardines. Nous lui offrons des dattes ainsi qu'aux amis qui viennent discuter devant sa case. Ça les amuse beaucoup que nous allions jusqu'au Sénégal en vélo. Nous nous préparons un repas assez infâme à base de semoule, dattes et raisins secs. Dans la soirée une jeune fille vient nous saluer et dépose un plat devant nous. Qu'est ce que c'est? "C'est un manger", nous dit-elle. Les femmes du village nous offrent le couvert. Nous déclinons l'invitation en expliquant que nous avons déjà diné, mais nous sommes touchés par l'attention. Nous ne le savons pas encore, mais en Afrique c'est tout naturel de partager le repas avec la personne de passage. Notre hôte écoute du Bob Marley sur un poste à piles. C'est incongru, Bob Marley qui chante dans la nuit noire, dans ce village où il n'y a pas d'électricité.
Nous nous couchons tôt et depuis la tente nous entendons les discussions en bambara qui se prolongent tard dans la soirée. Le chant des insectes, l'âne qui brait, les rires... Nous sommes perdus dans un petit coin du Mali entre Kati et Kita.

 

 
Les panneaux de signalisation sont exactement les mêmes qu'en France

Le lendemain nous atteignons Kita où nous dormons à la mission catholique. Malgré les efforts des missionnaires dépêchés durant toute la période coloniale, seuls 1% des Maliens se sont tournés vers le christianisme. Le pays reste à 90% musulman et 9% animiste. On trouve cependant dans les villes de petites églises et des missions où l'on peut passer la nuit. En l'absence des pères, c'est le cuisiner Jean-Batiste qui nous ouvre une chambre.

Nous découvrons le marché de Kita et passons une bonne heure à y déambuler chacun notre tour. Pendant  que l'un circule entre les étals, l'autre garde les vélos assis sur la chaise offerte par un vendeur de vêtements qui lui raconte sa vie. En Afrique on ne s'ennuie jamais, on fait des dizaines de rencontres par jour et il faut toujours s'arrêter pour saluer le passant que l'on croise, lui demander des nouvelles de sa famille, de sa santé, de ses affaires... même si on ne le connait absolument pas. Pendant que Pierre discute, je déambule dans le bazar constitué de toutes petites allées couvertes. C'est d'abord la viande, pendue à des crochets, étalée sur le bois, c'est un spectacle très "cru" dans tous les sens du terme, beaucoup  de mouches s'en régale. Puis viennent les poissons, tout aussi forts en odeur, qui sont pêchés dans le fleuve Niger. Enfin les légumes et l'épicerie. Il y a très peu de légumes et nous sommes étonnés que tout se vende en petite quantité, par petit tas où à l'unité, bien que les femmes cuisinent pour des familles nombreuses. Les légumes sont très différents des nôtres et lorsque je reconnais des tomates ou poivrons ce sont des versions rachitiques.
L'odeur, la vue, l'ouïe... je voudrais conserver toutes les sensations extrêmes de ce marché africain. J'aimerais aussi prendre des photos et capturer un peu cette ambiance, mais je n'ai pas envie de me faire remarquer, de mettre mal à l'aise les gens ou de faire un déballage de richesses. Après avoir acheté une poignée de mini oignons, trois mini tomates et deux micro poivrons ainsi qu'un pot de pâte d'arachide (équivalent du beurre de cacahuète en plus artisanal) nous partons pour Kayes.

 

 
Départ pour Kayes
 

Nous nous engageons sur une piste qui devient rapidement défoncée et déserte. Pas très rassurés d'être si rapidement isolés, nous finissons cependant par croiser un village et quelques hommes. Nous arrêtons une moto pour nous faire confirmer notre chemin (il n'y a plus de panneaux). Deux hommes sont sur la moto, le passager porte un fusil et parle très bien le français et l'anglais. Normal, il est professeur d'anglais et directeur d'école. Je lui demande si le fusil est pour la chasse. Il me dit que c'est le conducteur de la moto qui l'a fabriqué et que c'est pour se défendre (je me demande bien de quoi). Le professeur au fusil s'appelle Famakan, il note à notre intention sur un bout de papier la liste des villages à passer et nous dit qu'il nous attendra chez lui à Savasan ce soir.
Grâce à ces informations, nous nous rendons compte que nous ne sommes pas exactement où nous pensions. Mais nous pouvons  retrouver la piste de Toukoto en passant par Savasan. Nous y parvenons en fin d'après midi. Famakan, comme promis, nous attend et vient à notre rencontre: nous sommes invités chez lui.
Savasan est un village traditionnel, les familles vivent dans des cases qui sont organisées autour de cours qui sont les lieux de vie. Il y a aussi les espaces publics: la place où l'on discute sous un frangipanier, le puits et la pompe où se retrouvent les femmes, etc. Savasan nous installe sur de petites chaises dans sa cour. Sa femme et ses filles préparent le repas un peu plus loin près d'un feu et d'un grand pilon. Beaucoup d'enfants jouent et déambulent un peu partout. Difficile de s'y retrouver dans cette grande famille, entre les filles de Famakan, les enfants de sa sœur ou de ses filles ou encore ceux des voisins... Avec beaucoup de courtoisie Famakan nous invite à aller nous doucher car nous devons en avoir besoin après notre journée d'effort. Je me laisse guider dans un renfoncement de la cour, protégé par un petit mur de terre. C'est la salle de bain, il y a un baquet d'eau chaude et un savon posé à mon attention. C'est effectivement vraiment agréable ce débarbouillage à l'eau chaude! Pendant que Pierre va à son tour faire ses ablutions, je vais voir les femmes préparer le repas. La communication est plus difficile car elles ne parlent pas français. Elles préparent une bouillie dans une grande marmite. Pas de gaz ici, tout est fait au feu de bois. Il faut remuer énergiquement la préparation pour ne pas qu'elle accroche. La femme de Savasan me montre le geste rituel et m'invite à essayer. Ça amuse beaucoup les filles de me voir remuer la bouillie.
Nous nous installons avec Pierre et Savasan sur de petits tabouret près d'un autre feu et commence une soirée de discussion qui se terminera tard dans la nuit. C'est un moment jubilatoire, Famakan nous parle de petites et de grandes choses, de la fabrication des cuillères avec les calebasses séchées sur le toit des cases comme de la liberté de la presse au Mali.
Nous partageons un plat de tô malinké: bouillie de sorgho avec une sauce à l'arachide. Nous lui faisons plaisir en mangeant de bon cœur ensemble dans le plat, avec les doigts. Nous ne nous forçons pas, le tô et très bon et nous sommes enchantés.
Il nous raconte les traditions de son pays: le don de noix de cola pour marquer le respect aux anciens, le "vol" des jeunes filles ou la demande en mariage traditionnelle... Nous parlons aussi politique, Famakan connait presque aussi bien que nous la politique française. Comme beaucoup d'africains, il est un fidèle auditeur de RFI (Radio France International). Il nous explique aussi les difficultés économiques de son pays, le coton qui s'exporte mal et son progressif remplacement par l'arachide... Il nous raconte sa vie. Son père tenait à avoir un fils instruit. A sa mort, il a continué les études contre l'avis de sa mère et est allé à l'école normale supérieure de Bamako où il est tombé amoureux d'une fille qui est partie au Gabon. Il a dû se résoudre à un mariage arrangé. Il a divorcé deux fois, a connu le chômage après ses études et a finalement trouvé un poste ici, dans la brousse, à Savasan. Nous reparlons du problème des langues maternelles. La solution adoptée par le gouvernement ne lui semble pas pertinente: il serait incapable d'enseigner dans les régions où l'on ne parle pas bambara par exemple.
C'est assez amusant car s'il est capable de nous citer tous les présidents et ministres français, il nous pose des questions qui nous paraissent incongrues sur la vie quotidienne en France: y fait-on aussi des veillées autour du feu? Y boit-on le thé? Y mange-t-on le tô? Y a-t-il des ânes?
La famille de Famakan est très modeste. Il nous explique que le riz c'est pour les "nantis" et que le quotidien est plutôt composé de céréales locales comme le mil ou le sorgho. Il ouvre pour nous une boite de sardines. C'est un produit importé qui est cher. Nous comprenons que la boîte de sardines est ici ce que serait un foie gras chez nous. On n'en gaspille pas une miette, même l'huile est étalée sur du pain.  Des amis se succèdent au coin du feu et viennent échanger avec nous. Nous partageons le thé, qui est ici concentré, très sucré et servis dans de tout petits verres. Comme il n'y en a que deux, les invités boivent d"abord, puis les hommes selon une hiérarchie convenue. Il y a traditionnellement trois tournées faites avec une même dose de thé, aussi le premier que l'on boit est le plus fort le plus amer, les suivants sont de plus en plus doux. On resterait bien encore tant il y aurait de choses à apprendre les uns des autres.
Le soir Famakan nous offre une case ronde et une natte pour la nuit. Nous sommes aux anges, comblés.

 

 
Avec Famakan à Savasan

 

 
Enfants de Savasan

 

Le lendemain nous prenons le petit déjeuner avec lui. Une bouillie de sorgho relevée par du tamarin. Pour nous, il prépare aussi un café au lait et nous offre du pain. Avant de partir nous visitons ensemble le village, il ne faut pas oublier d'aller saluer le chef. Le chef du village c'est le doyen de la famille principale. Nous lui offrons des noix de cola en signe de respect (on a maintenant appris les bonnes manières au Mali). Nous passons par la case du forgeron (le conducteur de la moto), celui qui fabrique les fusils avec juste un marteau, une enclume et des braises qu'un enfant attise avec un petit soufflet. Un petit tour au puits et à la pompe pour remplir nos bouteilles et nous voilà parés pour une nouvelle étape dans la brousse.

Nous suivons une piste de terre rouge jusqu'à Toukoto, le village que nous aurions dû atteindre plus tôt si nous ne nous étions pas trompés en partant de Kita. Mais c'est cette erreur qui nous a valu la plus jolie rencontre que nous ayons faite au Mali. A Toukoto, un homme tente de nous extorquer 100 Francs CFA pour chaque bouteille que nous remplissons à la pompe, nous protestons. Nous partons un peu déçus de ce village. C'est ça la condition de voyageur: parfois accueilli comme un roi, parfois roulé ou chassé comme un voleur.

 

 
Petit village de brousse et sa mare aux nénuphars


Nous nous engageons sur la piste censée mener à Fangala. Nous avons du mal à croire que le chemin que l'on nous indique est le bon. Nous demandons à dix personnes qui toutes nous confirment. Il faut traverser le pont de la voie ferrée puis plonger à droite dans un monotrace. On se demande si même un 4*4 solide pourrait passer dans une telle piste. Des cailloux, du sable, des roches, une végétation exubérante... Plus un GR qu'une piste à nos yeux. Nous sommes absolument seuls sur ce sentier, de toute l'après midi nous ne faisons qu'une seule rencontre, plutôt amusante. Deux curieux personnages sortent à un moment des taillis devant nous, ils sont habillés avec des tenues bouffantes et portent de grands turbans sur la tête. Ils ont la peau plus sombre que les maliens que nous avons rencontrés jusque-là et ne parlent pas bambara (ni français évidement), nous ne savons pas à quelle ethnie ils appartiennent (le Mali en compte plus d'une dizaine). L'un d'entre eux est armé d'une loupe qu'il doit utiliser pour mettre le feu à la brousse, pratique très courante ici. Ils nous contemplent en riant pendant plusieurs minutes, on ressemble visiblement à des extra terrestres  avec nos casques de vélo, nous sommes vêtus de façon aussi comiques pour eux qu'ils le sont pour nous.

 

 
Le feu de brousse, une pratique très courante 
 
 

Nous n'arriverons pas à atteindre Fangala avant la nuit, il va falloir bivouaquer au bord du sentier. Nous dépassons une zone qui brûle encore. Quelques kilomètres plus loin nous trouvons une minuscule clairière où poser la tente. Nous cuisinons sur un feu de camp, sous un ciel scintillant d'étoiles, avec la sensation d'être perdus au cœur de la brousse. En fin de soirée, les moustiques et d'autres insectes inconnus -dont une sorte de fourmi véloce portant des pinces de scorpion- nous incitent à nous mettre à l'abri dans la tente.

 

 

 
Bivouac en brousse et cuisine au feu de bois

Le lendemain matin nous croisons un homme à vélo qui nous indique une petite bifurcation pour aller jusqu'aux chutes de Billy. Notre piste longe en effet la rivière Bakoye, un affluent du fleuve Sénégal. L'endroit et si joli et agréable que nous nous y arrêtons quelques heures, en profitant pour nous décrasser un peu.

 

 
Pêcheur sur sa pirogue aux chutes de Billy
 
 
Chutes de Billy sur la rivière Bakoye


Avant Fangala nous marchons aux côtés d'une charrette qui ramène du bois au village. Un enfant est perché dessus, il nous parle de son ami du Peace Corps qui lui a offert un pantalon et une chemise. "Et toi qu'est ce que tu me donnes?", nous demande-t-il. Pas facile de répondre "rien" et d'essayer d'expliquer que ce n'est pas une bonne attitude de mendier. C'est dur pour nous de trouver la bonne réaction face à tous les enfants qui réclament des cadeaux. D'abord on serait bien incapables de transporter des cadeaux pour tous les enfants de tous les villages dans nos sacoches, ensuite distribuer des bics ou pire de l'argent aux enfants c'est les encourager à harceler les étrangers. Je me souviens de certaines zones touristiques en Inde où la population locale avait bien compris cet effet pervers et où des affiches incitaient les touristes à avoir une attitude responsable et à ne pas donner de cadeaux aux enfants. Il existe quantité d'associations à qui donner qui peuvent répartir les dons de façon raisonnable et équitable en bonne connaissance des besoins. On se demande comment les enfants de Fangala, qui ne doivent pourtant pas voir beaucoup de touristes (il n'y a même pas de route carrossable pour accéder au village) peuvent avoir l'idée de demander des cadeaux lorsqu'ils voient un étranger. Seraient-ce les volontaires des ONG qui distribuent directement aux enfants? Ça nous parait étonnant de la part de "professionnels".
A Fangala nous faisons un court arrêt pour prendre de l'eau au puits et acheter du pain. Les enfants du village nous guident vers la piste de Badoumbé, notre prochaine étape. Pour l'atteindre il faut traverser une rivière, pas si facile avec nos vélos chargés, dans la boue et avec des grappes d'enfants qui poussent le porte bagage pour vous aider mais manquent de vous déséquilibrer à chaque pas. Lorsque nous atteignons l'autre rive et la piste l'un des enfants demande "Pas de cadeaux?" et la trentaine d'enfants qui nous suivent reprennent tous en cœur: "Pas de cadeaux?" et nous poursuivent en criant. Nous répondons que non, pas de cadeaux et nous éloignons désemparés par cette situation. Sur la piste, qui devient somptueuse et parsemée de baobabs, nous réfléchissons beaucoup à ces enfants qui réclament des cadeaux.

 

 
Majestueux baobab
Un arbre qui peut vivre jusqu'à 2000 ans ça faire relativiser beaucoup de choses!

 

 

 
Fruits du baobab, autrement appelé pains de singe

 

Le Mali est un gros producteur de coton, une de ses exportations principales avec l'or. Mais paradoxalement ses enfants n'ont pas d'habits. Certains sont tout nus ou habillés seulement d'un tee-shirt, sans slip, sans pantalon. Je repense au combat de Gandhi qui incitait les indiens à produire leur propres vêtements pour ne pas dépendre des importations étrangères.
Nous continuons notre route, perplexes et perturbés par beaucoup de questions. Quel est le rôle de l'Occident vis à vis des pays africains?

Nous passons le village de Badoumbé et continuons la piste en direction de Oualia. Le soir nous faisons un feu et bivouaquons à la lueur d'un grand incendie de brousse sur une colline. Nos vivres s'amenuisent et on ne trouve pas grand chose dans les villages: les épiceries vendent du sucre, du thé, des pâtes, parfois du riz, d'autres céréales que nous ne pouvons préparer (car il faudrait les piler au préalable) et c'est à peu près tout. On trouve aussi parfois du pain, mais pas un légume, pas un fruit, pas un biscuit ou un fruit sec. Nos repas se suivent et se ressemblent, pâtes à l'eau, soupe de riz, pain en rotation circulaire pour le matin, le midi et le soir.
Nous faisons une pause pour acheter du pain dans un village. Pierre part avec un homme qui lui indique la case du boulanger tandis que je l'attends, assise à l'ombre à côté des vélos. Je discute avec l'homme qui est en face de moi, il me demande:
- "Vous êtes mariés?"
- "Oui" (petit mensonge habituel, pour éviter d'avoir à expliquer que le concubinage est très répandu en Europe)
- "Pourquoi n'êtes vous pas allée chercher le pain, ici vous êtes en Afrique, c'est la femme qui fait les courses..."
Tout en poursuivant cette discussion, mon regard est attiré par une tête de mouton sanglante posée sur le sol dans la cour d'à côté. Aujourd'hui c'est un jour de fête dans tout le Mali: la tabaski. C'est l'équivalent de l'Aïd el Kebir, la commémoration du sacrifice d'Abraham. Tout chef de famille qui en a les moyens sacrifie un mouton et le partage avec la famille et les amis. On remarque que les enfants ont des habits tout neufs, beaucoup sont allés se faire coiffer pour l'occasion. Il y a des matchs de foot organisés dans les villages.

 

 
L'école en pisé du village est déserte : aujourd'hui c'est férié

 

Le soir on nous invite à poser notre tente dans un village avant Oualia. Nous nous installons entre deux cases. L'aîné de la fratrie du "quartier" dans lequel nous sommes installés vient partager un repas avec nous. Une des femmes dépose une calebasse recouverte d'un couvercle en métal sur le sol. On se lave les mains dans une boite de conserve remplie d'eau, sans savon. C'est un plat de fête: riz, sauce à l'arachide agrémentée d'aubergines africaines et de morceaux de mouton au centre. "Il faut manger", nous répète-t-on. Le plat passe difficilement, il est tiède et on sent des petits grains de terre qui craquent sous la dent. On se force un peu (merci Pierre d'avoir avalé le bout de viande), il serait vexant de refuser. L'aîné parle peu français, d'autres hommes viennent parler à Pierre. Je suis ignorée. J'ai maintenant pris l'habitude, ça arrive de temps en temps en région musulmane, selon les villages. Deux jeunes demandent à Pierre de leur expliquer le fonctionnement de leur appareil photo. Il s'agit de cadeaux de leur mère ou de leur famille envoyé depuis la France. De vieux appareils argentiques, des cadeaux empoisonnés: il faut acheter des piles, trouver des pellicules et faire développer les clichés dans un village à 50 km à pied ou à vélo... Il y a aussi une télé dans le village, elle trône dans la cour. Elle marche sur batterie rechargée par des panneaux solaires. On comprend qu'elle sert surtout pour le foot. On nous offre un second repas à partager avec un frère plus jeune: "Vous êtes arrivés un peu tard, mais tout à l'heure c'était le repas de midi, maintenant c'est le repas du soir". Nous refusons poliment prétextant que nous venons de manger et évitant un nouveau plat de viande, mais nous goutons tout de même la bouillie de maïs.
Dans la soirée la fête commence, sur la place publique du village. Un grand feu est allumé et des enfants l'alimentent régulièrement avec de la paille qui fait jaillir de grandes flammes. Au rythme endiablé de tam-tam des filles vont danser à tour de rôle au centre de la place. La danse ressemble à une transe, les jeunes femmes avancent près du feu en donnant de grands coups de pieds sur le sol et en agitant des tissus dans chaque main. Les enfants jouent et sont écartés du centre de la place par de jeunes hommes qui font régner l'ordre avec des espèces de fouet. C'est plus un jeu qu'une véritable intimidation. La fête, la musique la danse sont frénétiques, violentes. Nous restons un long moment, fascinés par le spectacle. Les tam-tams résonnent encore longtemps après notre coucher.
Nous nous réveillons aux beuglements des petits veaux près de notre tente, aux braiements des ânes et aux chants des coqs. A sept heures nous partons après avoir remercié nos hôtes.

 

 
Paysage de brousse et fleuve Sénégal que nous avons rejoint
 
 
Beaucoup de jolis oiseaux égaient notre route

Au terme d'une belle chevauchée nous retrouvons enfin une ville, Mahina, et une relative abondance (on trouve des boîtes de sardines et des bananes). Le ville nous parait cependant plutôt triste. Le long de la rue s'alignent des échoppes de bois branlantes, souvent abandonnées. Beaucoup de personnes semblent désœuvrées. A Bafoulabé, 6 km plus loin, nous trouvons refuge à la mission norvégienne protestante. Enfin une douche et un lit. Pierre est fatigué et fiévreux après ces étapes de brousse éprouvantes, aussi nous nous reposons une journée dans notre havre de paix.
Lorsque nous nous en allons le surlendemain, le gardien nous annonce que la mission va fermer en juin 2010 et qu'il va perdre son emploi. Les Norvégiens ont décidé de s'installer plus au Nord. Nous sommes navrés par le découragement de cet homme. Il nous dit clairement qu'il n'a aucune perspective d'emploi hors des ONG ou de l'État. Il n'y a aucune initiative privée à Bafoulabé. Pourtant il y manque tant de choses: pourquoi n'y a-t-il pas d'artisans? De petites entreprises? Il y aurait tant d'activités à créer. Qu'est-ce qui bride ainsi tout développement économique?

Il nous faut encore deux journées de vélo pour atteindre Kayes. La piste est à peine plus large qu'un sentier, nous pataugeons dans des ruisseaux, poussons dans du sable, forçons sur des pierres. Nous devons mêmes parfois nous aménager des gués pour traverser à pieds secs. Encore une fois nous ne comprenons pas pourquoi les locaux n'installent rien, pas même une passerelle rudimentaire pour circuler plus facilement. A midi nous n'avons que du pain à nous mettre sous la dent. Pour ne rien arranger, en fin de journée nous nous fourvoyons (il n'y a aucun panneaux et nous suivions pourtant la piste qui nous paraissait la plus grande). Heureusement nous sympathisons avec la famille d'un village sur la route, ils nous offrent de la pâte d'arachide que nous voulions leur acheter. On donne alors en échange des noix de cola, ce qui est une attention appréciée: "vous connaissez les traditions maliennes". Un des villageois nous guide même en moto et nous remet sur le bon chemin. Cette rencontre et le merveilleux bivouac de ce soir-là nous redonnent un peu de baume au cœur. Nous sommes tout seuls avec un pêcheur près des chutes de Gouina sur le fleuve Sénégal, un site naturel magnifique.

 

 
Chutes de Gouina

 

Le lendemain le combat continue sur la piste, nous espérons atteindre Kaye en fin de journée. Comme la veille nous n'avons que du pain en guise de déjeuner. C'est un peu dur pour le moral. Il nous faut aussi prendre le temps de réparer le garde boue cassé par une branche. A mesure que nous approchons de Kayes, les enfants des villages deviennent de plus en plus pénibles et nous de moins en moins patients. Plus de  "bonjour" amicaux ou de joyeuses exclamations "toubabous!", maintenant ils réclament tous des cadeaux à notre vue. Dans plusieurs villages nous nous faisons poursuivre par des bandes d'enfants réclamant: "donne moi un cadeau", "donne moi un bidon" ou scandant simplement "Cadeaux! Cadeaux!". Qui donc leur a donné cette exaspérante habitude? Même de jeunes femmes s'y mettent. Nous sommes fatigués et à bout de nerfs, nous n'arrivons pas à atteindre Kayes et bivouaquons "à l'arrache" quelques kilomètres avant. Pourtant les dix derniers kilomètres promettaient d'être plus faciles: la piste avait été hâtivement refaite pour la venue du président Amadou Touré venu inaugurer un projet de barrage.
Le lendemain nous atteignons enfin Kayes, c'est une ville que nous trouvons assez quelconque et  dans laquelle nous dormirons une nuit au "relais du centenaire". Pour changer notre ordinaire, nous mangeons dans un restaurant où on nous sert une boîte de petits pois avec du poisson à prix d'or. C'est au moins l'occasion de regarder les infos sur une chaîne malienne, l'équivalent de notre 20h. Le présentateur est en boubou et les séquences sont plus longues. Les sujets concernent quasiment tous des projets au Mali en coopération avec l'étranger. Les quinze première minutes sont consacrées à la coopération avec le Luxembourg pour la lutte contre le sida et pour la création d'un hôpital. Ensuite c'est l'aide du FMI, puis la coopération avec le Canada pour l'agriculture. Cela nous donne l'impression d'un pays sous perfusion.

La nuit, dans notre chambre les moustiquaires se révèlent inefficaces: les fourbes moustiques doivent connaître les trous et viennent nous tourmenter durant notre sommeil. Le lendemain matin nous nous rendons compte que nous avons perdu une pièce indispensable du réchaud qui sert à écarter la flamme. Que faire? En fabriquer une? Nous faisons une tentative en utilisant le métal d'une boite de conserve mais le résultat n'est pas terrible: une grande flamme jaune noircit presque instantanément notre casserole. On décide de tenter le tout pour le tout et de faire un aller retour pour retrouver le lieu de notre précédent bivouac à une dizaine de kilomètres de là. Pierre part à toute vitesse et revient en moins d'une heure: la pièce été bien tombée près du bivouac, ouf!

A partir de Kayes nous retrouvons le bitume, nous roulons vite toute l'après midi pour rattraper le retard pris le matin. Après les pistes aléatoires on a l'impression que ça roule tout seul. A 20km/h on a tôt fait de parcourir 90km. Il y a quelques camions sur cet axe Mali/Senegal, un tous les 1/4h ou les demi heures. L'économie tourne au ralenti.
De part et d'autre de la route s'étend une forêt clairsemée: de grands baobabs, quelques arbustes piquants, vraisemblablement des acacias, et du sol nu et sec. Le soir nous bivouaquons non loin de la route au pied d'un grand baobab. Un arbre rassurant et protecteur. Son écorce et la forme de son tronc lui donne un air animal. C'est un pachyderme végétal.

 

 
Coucher de soleil dans les baobabs
 

La soirée est féérique, le ciel est rempli d'étoiles papillotantes entre les branches de notre forêt éléphantesque. Le Mali nous aura chamboulés, parfois malmenés, mais il nous offre en partant une dernière soirée douce et magique. Le lendemain nous avalons les 30 kilomètres qui nous séparent du Sénégal.

 

 
Dernier bivouac