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Une petite route qui monte, qui monte, qui monte

Du 8 au 17 août,

Après notre semaine de vélo dans l'Himachal Pradech, nous faisons une halte à Vashist, petit village près de Manali, pour nous reposer et nous préparer au long effort qui nous attend. Vashisht était à l'origine un hameau de montagne, mais il est aujourd'hui fréquenté par quantité de touristes étrangers. On y vient pour faire des treks, pratiquer le yoga ou la méditation, profiter des bains publics d'eau chaude ou fumer des charras (joints locaux) et ouvrir ses chakras. On trouve à Vashist nombre de hippies aux tenues extravagantes et bariolées. Nous pensons avec Pierre que l'Inde est la destination choisie par beaucoup de marginaux car tout y est toléré, personne ne s'étonne ou ne s'émeut des extravagances. Quant à nous, passé les courses de fruits secs, la recharge en essence et la découverte d'un petit restaurant de spécialités népalaise, on se lasse vite de cette ambiance. Vivement que l'on reprenne la route.
La route? Pour tout dire on l'appréhende un peu. Les 10 jours et 500 km qui nous séparent de Leh ne vont pas être de tout repos. Je regarde avec appréhension le profil que Tak nous a donné. Va-t-on parvenir à passer par là? Pourquoi s'est-on lancé là dedans?

Jour 1: Manali-Marhi
"C'est facile quand la baignoire est pleine"

On démarre doucement au matin et on entame la montée du premier col, le Rhotang la ("la" veut dire col). Ça commence plutôt mal car après le premier kilomètre on s'arrête pour inspecter mon vélo dont la roue avant semble frotter. C'est vraisemblablement un petit problème interne de roulement. On fera avec.
Sur le bord de la route quantité de petits magasins vendent ou louent des vieux manteaux de fourrure et des paires de ski (qui doivent bien avoir aussi une trentaine d'années); en effet la plupart des indiens n'ont pas d'habits chauds dans leur garde robe, les femmes montent au col en sari et sandales, les hommes en sandales et chemise. Nous sommes doublés par des jeeps et des voitures où ils se pressent avides de découvrir le froid et peut être la neige au col. Et oui, pour beaucoup d'indiens, c'est le comble de l'exotisme.
A notre grande surprise cette première montée ne nous pose pas beaucoup de problème.
La route, d'abord goudronnée, se dégrade (effondrements, bouts de piste...). Mais reste encore très praticable par rapport de ce qui nous attend après.
Début de route, encore plutôt bonne
Route Manali/Marhi
Lorsque nous atteignons Marhi, le terme de notre première étape, nous sommes dans la brume et il pleuviote.
Nous parvenons à trouver une chambre attenante à une dhaba (une dhaba, c'est le terme local pour désigner un petit restaurant, on pourrait traduire ça par "boui boui" en français) pour passer la nuit au sec. Confort rudimentaire, pas de drap bien sur, vieilles couverture, sol en béton, un filet d'eau glacée pour faire un brin de toilette à l'extérieur. Le soir en mangeant un classique dal-rice (lentilles et riz), nous observons, amusés la vie des jeunes hommes qui travaillent dans la dhaba. Ils sont tous groupés devant la télé, se tenant affectueusement par la main ou se serrant les épaules, pour regarder des séries. En Inde, un peu comme en Iran, aucune marque d'affection visible entre hommes et femmes en public; en revanche, les hommes entre eux se démontrent une tendresse qui, en Occident, paraitrait ambigüe.
Heureux et surpris de ne pas être si fatigués que cela, nous passons la nuit à 3300m.

Jour 2: Mahri-Sissu
"La mousson s'arrête au Rothang la"

La montée continue et devient cauchemardesque. Selon les mots de Pierre "c'est un combat!". Imaginez 17 km de montée sur une piste ruisselante de boue, doublés par les jeeps et les camions. Pendant trois heures nous pataugeons péniblement, poussant parfois les vélos, évitant les flaques. Un camion s'est embourbé devant nous, créant un énorme bouchon. Nous doublons cette file de véhicules et pendant quelques minutes nous avons un peu de répit sans circulation. Mais, il faut l'avouer, c'est la galère jusqu'au sommet.
Camion embourbé

Ouf, nous atteignons enfin le col: 3978 m. Autours de nous, les touristes indiens s'en donnent à cœur joie, certains font du poneys. La plupart sont montés au col juste pour la journée.
Le premier col est vaincu!

Après un déjeuner bien mérité dans une des tentes/dhabas, nous nous lançons dans la descente et tous nos soucis s'envolent tant le paysage est enchanteur.
On ne va pas beaucoup plus vite qu'en montée, c'est de la piste et du caillou (les amateurs de VTT de descente s'en donneraient à cœur joie!), mais c'est sec! La mousson s'est arrêtée au Rhotang la.
Nous nous faisons une compagne que nous baptisons Manali, une chienne qui nous suivra jusque dans la vallée. Un cycliste allemand, bien plus léger que nous, nous double à vive allure. Nous échangeons quelques mots, il deviendra un compagnon familier car il nous redoublera les deux matins suivants. La route est verte, cascades et cimes enneigées. C'est le panard!
Pierre et Manali dans la descente

Premier village dans la vallée: Koskar.
Si vous êtes observateurs vous pourrez voir un symbole bouddhiste sur la photo.
Une fois en bas, nous longeons une rivière jusqu'à la petite bourgade de Sissu. On retrouve du bitume lisse, mais de manière aléatoire, parfois, sans prévenir nous sommes à nouveau sur des cailloux, un pont de tôles, un gué...
A Sissu nous dormons dans un petit hôtel. Nous en profitons pour prendre une douche et faire la lessive. Ce sera notre nuit la plus luxueuse, nos hébergements deviendrons de plus en plus "roots" jusqu'à Leh.

Jour 3: Sissu-Darcha
"Le jour dans une belle vallée, la nuit dans un drôle de garage"

Bien reposés, nous continuons à descendre la vallée, nous arrêtant pour contempler les glaciers qui nous environnent. La route est facile jusqu'à Keylong, qui est la dernière ville du parcours avant Leh. Nous en profitons pour nous ravitailler: 500gr de sucre en poudre, raisins secs, lait en poudre, sans oublier 1kg200 d'avoine pour préparer notre porridge quotidien.
Petit village près de Keylong
Premiers stupas bouddhistes à Jispa
Nous atteignons Darcha à la nuit tombée. Une série de dhabas s'alignent près de la rivière. Un étrange individu nous accoste: dread locks, dépenaillé, cool attitude. Il nous dit que l'on peut dormir dans le garage d'un ami indien pour 50 roupies (environ 1€). Le garage est profond et contient 6 ou 7 lits, affaire conclue. On range les vélos et les sacoches tout au fond. On s'installe ensuite pour discuter avec un petit groupe: notre anglais aux dreadlocks, l'indien propriétaire du garage, un népalais et d'autres indiens. L'anglais est un grimpeur fou de blocs qui a repéré un site formidable à 30km de Darcha (1 jour et demi de marche à pieds) et qui y passent toute la bonne saison, il dort dans une grotte et vient se ravitailler à Darcha tout les dix jours. Je n'imaginais pas que la passion pour l'escalade pouvait aller jusque-là! On les quitte une petite heure pour un chowmein (nouilles chinoises sautées, une alternative au rice-dal) dans la dhaba d'à côté. Lorsque l'on revient ils en sont au whisky. On finit par accepter de partager un verre avec eux. L'anglais propose des charras et la conversation roule sur l'escalade, la religion, les vertus de la tsampa, la présence militaire dans le Kashmir tout proche... A dix heures, notre grimpeur, rond comme un polonais, s'effondre dans un lit et s'endort en marmonnant, nous nous couchons aussi dans des couvertures qui sentent le fauve et la porte du garage se referme jusqu'au lendemain.

Jour 4: Darcha-3km avant Zingzangbar
"La journée qui devait être repos"

Comme les vélos ont pris la pluie, la chaîne grince. Pour y remédier, au matin, Pierre demande à la dhaba un peu d'huile de cuisine. De toutes façons, depuis la Turquie nous n'arrivons plus à trouver de l'huile pour chaîne de vélo, face aux huiles trop épaisses pour moto ou voiture, l'alternative huile de cuisine n'est pas si mauvaise.
Aujourd'hui, pour nous reposer, nous avons prévu une petite étape, nous devons monter "seulement" jusqu'à Patseo (3800m) depuis Darcha (3200m). Au dessus de 3000m, pour s'acclimater, il vaut mieux éviter les trop gros paliers, et 600 mètres de dénivelé c'est déjà pas mal.
Ça monte, ça monte, jusqu'à Patseo où l'on ne trouve que deux dhabas peu hospitalières. Nous n'avons pas vraiment envie d'y passer ni l'après-midi ni la nuit.
Belle rivière tressée au dessus de Darcha
On fait une croix sur la journée de repos et on se décide à monter plus haut et à trouver un bivouac. Tâche ardue car il nous faut, en plus, une source d'eau. C'est près de ZingZangbar que Pierre dégote finalement un petit coin parmi la rocaille et d'étranges réservoirs souterrains (on n'a pas compris à quoi ils servaient). La tente est montée et nous y passons notre première nuit au dessus de 4000m.

Bivouac inespéré
Jour 5: Avant ZZbar-Sarchu
"L'étape qui nous a tué"

C'est aujourd'hui que l'on doit franchir le Baralacha la (4880m), et on s'y prend comme des manches. On part tard (9h30) et on s'épuise sous la chaleur dans la montée. Nos mains brûlées par le soleil (malgré la crème indice 50) nous font souffrir. On ne s'alimente pas assez, seulement avec une pause fruits secs. L'arrivée au col est interminable, tel un mirage, on croit chaque fois l'atteindre. On a l'impression qu'il s'éloigne à mesure que l'on avance.

Montée au Baralacha la



Travailleurs de la route.
Nous en croiserons sur tout l'itinéraire. Ce sont des hommes et des femmes qui travaillent dans de terribles conditions, sur des routes dangereuses et sans beaucoup d'équipement. Ils sont souvent logés dans des abris de fortune (tentes de plastique ou au mieux de toile) sur le bord de ces mêmes routes. On voit des femmes transporter des cailloux sur leurs têtes, des hommes s'échiner à briser des roches à la masse, parfois leurs jeunes enfants traînent désœuvrés à côté d'eux. Ils travaillent inlassablement à l'entretien de ces routes de montagne sans cesse à reconstruire car soumises à l'altitude, aux rigueurs de l'hiver... Ils passent leurs journées dans la poussière ou la fumée de goudron qui s'échappe de bidons. Cela correspond à la représentation que je me faisais des travaux forcés des "bagnes". C'est d'autant plus incompréhensible que sur d'autres sections de travaux nous avons pu constater que des engins modernes (pelles mécaniques, bennes, marteaux piqueurs) sont utilisés. Pourquoi alors faire travailler ces personnes d'une manière archaïque, pénible et peu performante? Nous sommes choqués et souvent mal à l'aise lorsque nous les croisons, pourtant la plupart du temps ils nous saluent gentiment.
Enfin, passablement altérés et fatigués, nous atteignons ce fichu Baralacha la.



Vue depuis le col


Ça y est, c'est parti pour la descente
La fatigue nous a rendu irritables et l'on se chamaille au sommet. L'altitude et l'énervement nous colle un mal de tête lancinant quand nous attaquons la descente vers 14h. Nous nous arrêtons pour manger à Barathpur première dhaba au début de la descente. Les aloo prantha (pain plats à la pomme de terre) et le rice dhal sont délicieux et abondants, mais arrivent sans doute un peu trop tard.

Nous continuons la descente vers Sarchu à toute vitesse (il est déjà 16h et il reste près de 30km!) et avec toujours un bon mal de tête. C'est comme si on sentait tous les cailloux de la route venir nous taper dans le crâne. Un doliprane arrange un peu les choses et nous permet enfin d'admirer la jolie plaine qui nous mène à Sarchu. Une rivière y a creusé un profond canyon. Le terrain, relativement meuble a favorisé la formation de très jolis motifs d'érosion. La lumière rasante empreint de douceur cet étrange paysage. Nous croisons quelques groupes de tentes sur la route mais ne nous y arrêtons pas, préférant pousser jusqu'à Sarchu pour réduire l'étape du lendemain qui promet d'être ardue.
Nous atteignons Sarchu où sont regroupées de nombreuses dabhas. Nous nous installons dans l'une d'entre elle qui propose des "beds". Comme il n'y a plus de place dans les dortoirs, on nous propose de dormir avec le propriétaire et sa famille directement dans la tente principale, celle qui fait boutique et restaurant. Les sièges pour les repas servent de lits. Nous sommes donc installés sur un vieux matelas où nous passerons la soirée et la nuit.
Les vélos, eux, sont dans la réserve.
Nous rencontrons un hollandais d'une cinquantaine d'années qui voyage en jeep jusqu'à Leh. Il nous parle de sa conversion au bouddhisme de manière simple et sincère. Il nous apprend que le Dalaï lama viendra donner des conférences dans les alentours de Leh durant notre séjour. Une opportunité que l'on tâchera de saisir. Des jeunes indiens qui font la "Manali-Leh road" en moto devisent et emplissent la tente d'une douce fumée de cannabis. Nous nous couchons tôt, dans la dhaba viennent encore se ravitailler des conducteurs de camion. Nous lisons studieusement dans nos duvets au bruit de mastications, de rires sonores et de rots de trois convives Sikh aux turbans colorés. On se croirait dans une taverne au moyen âge (c'est sans doute le livre que je lis "L'oeuvre au noir" de Marguerite Yourcenar, sur la vie d'un alchimiste au XVIème siècle qui influence cette vision). Enfin, vers 23h, la tente se vide et nous tombons dans un profond sommeil. Au milieu de la nuit, Pierre remue dans le drap de soie et me réveille. A peine éveillée, un violent mal de tête me saisit. Impossible de me rendormir, vite du paracétamol. Rien n'y fait, j'arrive à peine à somnoler un peu. Je ne supporterais donc plus l'altitude? Nous sommes à 4250m, comment la montée du prochain col à 4900 m et surtout la nuit suivante à 4700 m à Whisky Nulla vont-t-elle se passer? Pierre reste aussi éveillé et nous envisageons la possibilité de rester nous reposer une journée à Sarchu, mais l'inconfort de la dhaba ne nous y incite pas. Une autre alternative pour diminuer l'altitude de notre prochaine nuit est de doubler l'étape et, après avoir passé le Nakee la à 4900 mètres, continuer et passer le Lachung la (5065m) dans la journée pour dormir à Pang un peu plus bas (4530m).
Il est 5h30 et ça commence à s'activer dans la dabha. On ne pourra pas se reposer plus. C'est dur. Pierre propose de profiter de se lever matinal forcé pour tenter la "double étape" et ces 2 cols à près de 5000. On s'extirpe à regret de nos duvets, mais après un bol d'air frais, une tasse de thé et des aloo pranthas, nous sommes décidés à nous lancer.

Jour 6: Sarchu-Pang
"Double cols"

Nous voulons éviter de répéter les erreurs de la veille et préparons de quoi bien nous hydrater et nous alimenter tout au long de la journée. Nous croisons des membres du CAF de Toulouse de retour de trek dont le 4*4 fait une pause devant notre dhaba. Ils nous encouragent au moment du départ.
Nous avalons rapidement les 20 premiers kilomètres de plaine et attaquons les "Gata loops": une série de 21 lacets. En discutant politique tout le long, ça passe plus facilement! Le rayonnement solaire m'oblige à garder des gants.
Début des 21 "Gata loops"


Après ceux-là, il en reste encore quelques uns


Fin des "Gata loops"!

Ça y est nous avons fini les 21 lacets, mais ce n'était qu'un "amuse-roues", la suite est encore raide. On prend cette fois le temps de se ravitailler un peu et on finit, par atteindre, heureux, le Nakee la.
Nakee la : 4900 mètres!

Après quelques photos joyeuses il est 12h30 et nous décidons de pique niquer sans plus attendre au milieu des cairns et des drapeaux à prière. Nous préparons un porridge version royale avec fruits secs (raisins, figues, abricots) et noix (amandes, cajous), de quoi tenir l'après midi et passer le col suivant. Nos agapes sont interrompues par l'arrivée de 3 cyclistes suisses qui font la route dans l'autre sens. Après un bon moment d'échange nous entamons la petite descente qui nous mène au lieu dit "Whisky Nulla", bien nommé car il n'y a rien dans cette cuvette. Heureusement que nous ne sommes pas obligés de nous arrêter là et que nous avons le temps de continuer jusqu'à Pang.

Vue du col suivant, le Lachlung la, depuis le Nakee la
Nous entamons notre seconde ascension de la journée, on applique le "festina lente" (hâte toi lentement) qui est la recette qui marche pour ces cols de longue haleine. Nous faisons une pause sans nous rendre compte que nous sommes à 300 mètres du col. Du coup nous bénéficions d'une bonne surprise! C'est la fête! Nous avons réussi!

La fête au Lachlung la: 5065m!


Comme récompense nous plongeons dans l'étroite vallée qui nous mène à Pang. L'ingénieur lumière nous a concocté un magnifique éclairage.

Attention le camion te rattrape!
Nous descendons tout doucement, dégustant le paysage minéral coloré qui s'offre à nous. Les nuages jouent avec les montagnes et on observe des virgas (nuages dont la pluie s'évapore avant de tomber au sol).
Une merveilleuse descente

Nous sortons de cette vallée enchanteresse par un petit défilé et rejoignons la petite ville de Pang à la tombée de la nuit. L'endroit n'est pas très engageant: quelques tentes et abris de fortune pour les travailleurs de la route, des dhabas pour les camionneurs qui s'arrêtent, une petite base militaire et un vaste terrain vague et désert souillé d'excréments et de détritus plastiques. Nous nous installons dans une dhaba tenue par une mère et sa fille pour passer la nuit.
Terrain jonché de détritus derrière la dhaba
Cuisine à même le sol

Jour 7: Pang-Debring
"La traversée du désert"
Nous partons très tôt pour traverser la plaine des Mores. Nous sommes sur une vaste étendue recouverte de sable. On perd d'ailleurs la route principale un moment, empruntant des pistes au hasard. Elles sont souvent marquées par d'inconfortable ondulations (bosses régulières que créent les camions), parfois nous nous enlisons dans du sable. C'est plat mais pénible! Une angoisse saisit Pierre: allons nous avoir assez d'eau? Nous avons 5 litres sur nous mais ne sommes pas sûrs de trouver quoi que ce soit à Debring (où nous pensons devoir camper) et autours de nous, pas la moindre rivière ou source où nous recharger, c'est désespérément aride. La route est monotone, nous apercevons de temps en temps de petites tornades de sables.
Plaine des mores, au loin une fine tornade

Nous pique niquons sous le soleil torride de cet espace désolé d'un désormais classique porridge. Nous croisons trois autres cyclistes qui viennent de Leh après un périple au Népal. Ils nous apportent une consolation: oui, il y a une tente plantée non loin de Debring où l'on pourra trouver eau et abris. En début d'après midi le vent se lève. Vent de face bien sûr. Alors que nous approchons de Debring, fin de notre étape au pied du dernier col, les éléments se déchaînent. Le vent forcit au point de nous empêcher d'avancer, nous sommes sous un nuage de pluie qui s'évapore avant de toucher le sol et, après le passage d'un camion, nous apercevons, stupéfaits, une tornade de poussière de la largeur de la route qui se dirige droit sur nous. Nous n'avons que le temps de nous écarter (pour moi au prix d'un beau bleu sur le mollet) et de laisser passer cette furieuse qui me donne une grosse émotion.
La tornade que l'on vient d'éviter

Quelques minutes plus tard, comme par enchantement, nous sortons de la tourmente et apercevons deux tentes solitaires dans la plaine sous un soleil de plomb. Notre oasis! Nous nous installons dans l'une d'entre elles et goutons un repos bien mérité. Nous y faisons une sieste et sympathisons avec nos hôtes, deux hommes d'une quarantaine d'années. Il nous mettent de la musique Ladakhi (sur un vieux poste K7) et l'un deux essaye les vélos. Nous nous faisons un autre ami, que nous surnommons l'"acteur". Il nous a séduit par son visage charismatique et sa gentillesse et nous a exhibé un diplôme de figurant dans un film français intitulé "la vallée des fleurs". Nous tacherons de le regarder au retour!
L'"acteur"
Vaisselle dans la dhaba: il faut économiser l'eau, il n'y a que 2 bidons à l'extérieur pour tous les usages

Il fait une chaleur presque insupportable alors que nous sommes à 4700 mètres d'altitude. En fin d'après midi un nouveau changement de temps. Le vent se relève et forcit, la température chute brutalement. Je me couvre de toutes mes épaisseurs, bonnet et collant en polaire compris. Dans des conditions pourtant rudimentaires, nos deux hôtes nous mitonnent un délicieux et copieux rice dal accompagné d'une omelette. Ils s'occupent de nous et calfeutrent les ouvertures de la tente pour nous éviter les courants d'air. A 21h nous sommes couchés, le vent siffle rageusement et fait claquer la toile de tente de la dhaba. Espérons que ça se calme pour notre dernier col demain.

Jour 8: Debring-Karu
"Dernier col"
Nos adorables hôtes sont les deux du milieu,
tous les autres sont des camionneurs qui voulaient aussi être sur la photo!

Au matin tout est redevenu calme, le dernier col, le Tangla la qui culmine à 5360m se dresse devant nous comme l'ultime barrière avant Leh. Nous montons calmement en nous ménageant une pause thé. C'est l'occasion de nous offusquer lorsqu'un motard s'arrête devant nous pour un problème technique et balance sans vergogne un bidon d'huile usagé dans un torrent. Aucune conscience environnementale, même pour les motos qui sont pourtant venu apprécier le paysage sauvage de la "Manali/Leh highway".
Vue de la montée

A midi nous atteignons le col. Il y a même une tente solitaire qui nous attend, nous y buvons une noodles soup (soupe aux vermicelles chinois lyophilisé de marque Maggi, très populaire dans la région) et de thé au lait. Maintenant c'est vraiment gagné, il ne reste plus qu'à descendre 60 km jusqu'au fond de la vallée.
Dhaba du Tanglang la (5,360m)
Un camion qui a raté un virage
Regard en arrière vers le col
Nous croisons un troupeau de chèvres pashminas, "du gouvernement", nous explique le berger, fonctionnaire de haute montagne. Ces bestioles sont à leur aise à plus de 5000 mètres d'altitude.
La route en descente est en très mauvais état, tout en cailloux. C'est donc tout lentement que nous quittons les hauteurs désolées pour revenir à la vie. Premiers troupeaux, premières cabanes de bergers et ... premiers yaks*! (*des dzos en fait pour les puristes, un croisement entre la vache et le yak).
Retour de la verdure et du macadam!

Premiers "Dzos"
Puis arrive le premier village: Rumtse. C'est un enchantement. Nous découvrons l'habitat Ladakhi (proche de l'habitat tibétain), des maisons de briques de terre blanchies, aux toits plats en terrasse où sèchent la paille et les bouses de yak (réserves de combustible pour l'hiver) et où s'agitent aux vent des drapeaux à prière multicolores. L'eau coule autours du village vert et riant. Des murets faits de galets ou de briques de terre séparent de verts champs de blé, aux formes arrondies s'adaptant au relief.
Quantité de stupas, construction religieuses blanches, dont certains semblent "fondre".
Premiers gompas, monastères accrochés dans les montagnes.
Nous nous arrêtons boire un "lemon tea". Rumtse c'est notre retour à un monde facile et hospitalier.

Sur chaque pierre, un mantra (prière) est gravé
Village de Rumtse
Gompa (monastère)

La route qui mène à Upshi emprunte un canyon. De ses flancs se détachent d'immenses strates de roche rouge, effilées comme des poignards. Notre vallée rejoint ensuite a vallée de l'Indus, beaucoup moins jolie. En arrivant près d'Upshi j'ai soudainement un "bad stomach", nous nous pressons d'entrer à la ville pour chercher un hébergement. Nous sommes très déçus, Upshi est une ville de passage sans charme. Nous regrettons de ne pas nous être arrêtés dans les villages précédents. Il n'y a en outre qu'une dhaba qui propose un hébergement, sans toilettes. Nous prenons la décision irraisonnée de continuer plus loin en espérant trouver un endroit plus confortable. Malheureusement la nuit tombe, la route n'est pas aussi facile que nous pensions. Elle est vallonnée, traverse une interminable zone militaire, et quand nous atteignons le village suivant, Karu, nous apprenons qu'il n'y a rien pour y dormir. Il fait déjà nuit noire et impossible d'aller plus loin. Pierre discute alors avec un restaurateur pour lui demander l'hospitalité (nous pourrions dormir dans la salle de restaurant et partir à l'aube s'il est d'accord) mais celui ci-refuse et nous renvoie vers une autre commerçante. Elle se montre d'une extrême gentillesse et nous propose de nous prêter sa chambre. C'est une petite pièce, sans eau courante, bien qu'elle y fasse de la cuisine (il y a un évier avec un bidon à côté). Quant aux toilettes, il faut aller se soulager comme tous les habitants derrière les maisons. Nous sommes surpris par ce qui nous semble un archaïque manque de confort. Pas de toilettes, pas même des toilettes sèches dans tout le village. Cependant nous sommes heureux d'avoir un petit coin pour dormir. Après ces 92 km, nous en avons bien besoin.
Jours 9 et 10: Karu-Thiksey-Leh
"Une pause bouddhiste"
A cinq heure nous rendons la clef à notre généreuse bienfaitrice. Ayant toujours mal au ventre, je pédale avec difficulté. Pierre comme d'habitude n'a rien attrapé, le chanceux! C'est un moindre mal d'être malade au moment où nous avons retrouvé la civilisation. Nous passons devant le beau monastère de Thiksey, et décidons de nous arrêter là. Un hôtel lié au monastère propose des chambres rudimentaires mais qui nous paraissent d'un incroyable confort: un lit, un robinet d'eau froide et des toilettes à la turque. On n'avait pas eu ce luxe depuis une semaine.
Je me requinque petit à petit et nous profitons de la journée pour visiter le curieux village de Thiksey dominé par son impressionnant gompa. Il est accroché sur un éperon rocheux. Les lieux de cultes sont tout au sommet. Sur les pentes sont construites de petites maisons réservées au moines. On constate que beaucoup sont à l'abandon. Cela ne veut pas dire que le monastère se meurt, au contraire, des ouvriers construisent de nouveaux stupas, et il existe un grand bâtiment, plutôt neuf, où logent des moines et quantité de novices. On a plutôt l'impression que les constructions nouvelles sont favorisées par rapport à la rénovation des anciennes bâtisses délabrées. Au sommet nous visitons la salle de prière où a lieu les cérémonies journalières (ou "pujas"). D'autres petites salles nous sont ouvertes par des moines. Il y a une ancienne bibliothèque qui contient des prières et autres sutras soigneusement enveloppés dans des tissus colorés et rangés sur des étagères de bois. Dans toutes les salles, de belles sculptures et peintures représentent des bouddhas illuminés (bodhisattvas) ou des personnages terrifiants (on a apprendra plus tard que l'aspect terrible de ces "dharmapalas" est censé représenter la lutte éternelle contre l'ignorance). Une salle est même interdite aux femmes, trop sensibles elle ne pourraient pas supporter la vision de ces divinités effrayantes, c'est "pour les protéger" nous explique un moine. Dans une belle pièce, aux multiples ouvertures et à la vue imprenable sur la vallée, se trouve un énorme bouddha (14 mètres de haut), le "futur bouddha" ou "Maitreya". Toutes les salles sont faites avec de belles poutres, le bois est présent partout, associé à l'encens il donne une odeur particulière, très agréable à ces pièces. On retrouvera d'ailleurs cette même odeur dans tous les monastères que nous visiterons par la suite. Les couleurs vives, surtout rouge, jaune et bleu rendent l'atmosphère beaucoup moins austère que celle de nos églises. On entre dans une religion et une symbolique qui nous est complètement inconnue.
Gompa de Thiksey
Vue sur le village de Thiksey depuis le monastère,
on remarque très nettement la limite des canaux d'irrigation
On décide d'assister à la puja matinale du lendemain, on est très curieux d'en savoir (comprendre) un peu plus. Motivés, nous nous levons à 5h pour être à 6h dans la salle de prière. On s'assied au fond et on patiente une bonne demi heure avant que ne commence réellement la cérémonie. Un des moines nettoie la salle, l'embaume d'encens. On a été mal renseignés, ce n'est que vers 6h30 que tout commence. Les moines assis sur des nattes recouvrent leur défroque rouge d'un tissu jaune et, sous l'égide d'un moine plus âgé, récite des prières d'une façon qui nous paraît totalement incongrue: il parlent d'une voie grave et monocorde, et semblent ne pas s'entendre, récitant en décalé. Cette impression est bien sûr fausse, car, à certain moment tous s'interrompent de manière parfaitement synchronisée pour taper dans les mains, jouer des instrument de musique ou diminuer progressivement le volume sonore jusqu'à un murmure. La musique est aussi étrange: il y a des tambours, de longues et de courtes trompettes et des conques (coquillages). A un moment précis ils se mettent à jouer de bon cœur et le résultat nous parait une véritable cacophonie. L'ensemble est assez répétitif et monotone. D'ailleurs beaucoup de moines n'assistent pas à la totalité de la cérémonie; certains arrivent après le début, font le salut bouddhiste (ils joignent les main devant leur front, leur poitrine, leur ventre, se prosternent au sol et répètent l'opération plusieurs fois) et se joignent à leur collègues. Certains s'en vont sans plus de cérémonie. Heureusement nous sommes distraits par l'observation des novice, ces moinillons qui doivent avoir à peine une dizaine d'années et qui piaffent d'impatience, s'en donnent à cœur joie quand il s'agit de faire du bruit avec la conque ou de servir le thé à leurs ainés. Il vont et viennent, transportent de belles et lourdes théière de fer blanc contenant du thé au beurre de yak (le thé beurré est la spécialité du Tibet) auquel il rajoutent de la tsampa (farine d'orge grillé). Et oui, la cérémonie matinale est aussi l'occasion pour les moines de prendre leur petit déjeuner. On a le ventre qui gargouille à les regarder. A 8h30 nous n'en pouvont plus de ces psalmodies graves et n'avons pas le courage d'attendre la fin de la cérémonie. Nous quittons la salle à la fois blasés de puja et insatisfaits de ne comprendre vraiment rien à ce qui se passe (nous sommes tout de même les touristes qui ont tenu le plus longtemps!). Le crochet que l'on fera plus tard dans la vallée de Spiti nous réconciliera avec le cérémonial bouddhiste.
Le "futur bouddha" ou "Maitreya", le reste de son corps est à l'étage du dessous.
/ Pendant la puja, un moinillon déguste son thé et sa tsampa.

Pot à tsampa et théières

Nous quittons notre retraite de Thiksey pour atteindre l'objectif de notre voyage: la ville de Leh.
La route qui y mène n'a plus grand intérêt.
Dans toutes les maisons et les échoppes de Turquie il y avait des portraits d'Ataturc, en Iran c'était les deux aïatollah Khomeini et Khameni qui s'affichaient partout, et ici au Ladakh la grande star c'est le Dalaï Lama. On ne compte pas le nombre d'affiches, photos, produits dérivés en tout genre qu'il inspire.
La star c'est lui, le Dalaï lama en photo au fond.
Dans une dhaba de Choglamsar avant d'arriver à Leh.